mercredi 14 novembre 2012

"Nous ne sommes pas toutes Martine Desjardins"

via Je suis féministe

L’hommage décerné par Relais-femmes à Martine Desjardins, présidente de la Fédération étudiante universitaire du Québec, (FEUQ) doit ête remis en contexte[1]. Connaissez-vous vraiment la FEUQ? Savez-vous que ce sont les militant-es des associations étudiantes locales qui, depuis le dépôt du budget Bachand en mars 2010, ont préparé avec acharnement la campagne de grève massive contre la hausse des frais de scolarité, ont permis aux votes de grève générale en assemblée générale de se bousculer à l’hiver 2012? Et que ce n’est qu’alors que la FEUQ s’est vue contrainte de changer sa veste de bord et d’appeler elle aussi à la grève?

Martine ne représente pas les féministes étudiantes. Elle représente la FEUQ, organisation aux positions et décisions souvent critiquées, contre laquelle des groupes d’étudiant-es ont lutté. Pourquoi n’avez-vous pas choisi plutôt de rendre hommage aux femmes ou féministes qui ont fait un travail de terrain ardu pendant cette grève (fonds de solidarité post-grève, parents étudiants grévistes, militantes des comités de mobilisation et des comités femmes, etc.)? Les remercier en leur substituant des figures féminines médiatisées pendant la grève n’est pas suffisant. Votre choix d’individualiser cette lutte collective en honorant une seule figure politique étudiante camoufle la spécificité des revendications, actions, débats et modes d’organisation des féministes en milieu étudiant, développés bien avant la grève et qui sont ignorés par le mouvement et par les média[2].

Vous contribuez ainsi à invisibiliser le travail militant féministe. Le billet de Relais-femmes au sujet de Martine Desjardins insinue que les militantes dans la rue, dans leurs assemblées générales et dans leur comité de mobilisations voulaient faciliter sa présence dans l’espace public comme défenseure des étudiantes. Ceci est faux. Au contraire, nombreuses étaient les militantes qui s’organisaient contre cette perspective de représentation politique véhiculée par la FEUQ, y substituant des principes de démocratie directe. Pourquoi les femmes et les féministes du mouvement étudiant voudraient-elles déléguer leur pouvoir de décision et d’action à une représentante de la FEUQ au sein de laquelle les espaces féministes sont absents, réprimés, voire ridiculisés?[3]

La FEUQ se dit soucieuse de la condition des mères monoparentales, du salaire différencié des femmes et de la pension alimentaire dans les calculs de l’Aide financière aux études. Mais ces prises de position se sont faites sans participation, contribution critique ni présence de militantes femmes et féministes organisées. Voilà le cœur du problème. Si Martine Desjardins veut défendre au nom de la FEUQ la situation précaire des femmes au Sommet sur l’éducation supérieure, à quelles base démocratique répondra-t-elle? Plusieurs féministes étudiantes sont contre la présence d’organisations nationales étudiantes à ce sommet bidon qui vise à consulter des représentant-es divers-es sur des questions déjà enlignées aux plans de restructurations économiques gouvernementaux. Mais peu importe, la FEUQ y participera et n’entamera pas de débat réel avec ses membres sur la question : la présence de la fédération comme acteur crédible auprès du gouvernement péquiste coule de source.

N’allez pas croire que ces critiques concernent la personnalité de la présidence de la FEUQ; c’est une question de structures et de culture organisationnelle. Le sourire et les traits de caractère de Martine Desjardins n’y changent rien. Ce n’est pas sur ces bases que l’on devrait juger de son apport à la lutte, mais plutôt sur l’organisation qu’elle soutient : ses membres actuels, son histoire, le rapport des associations étudiantes membres actuels face à leur histoire, la vision des perspectives de luttes étudiantes, etc. On ne peut pas retirer les individus d’un large processus historique. La FEUQ est depuis sa création une organisation concertationniste qui nuit au mouvement étudiant combatif. Martine est-elle prête à sortir publiquement pour se dissocier des actes commis par le passé qui ont causé du tort au mouvement étudiant et par ricochet au mouvement autonome des femmes? En effet, ce genre de lobby étudiant aux pratiques démocratiques maintes fois contestées (voir les différents dossiers sur le putsch à l’AÉTELUQ, les pratiques d’affiliation-désaffiliation, la quasi-absence de démocratie directe, etc.)[4] ne peut être considéré comme un acteur ayant combattu pour l’amélioration des conditions de vie des femmes. Au contraire, au sein de la fédération et des associations étudiantes membres de celle-ci, on ne retrouve aucun mécanisme formel encourageant l’organisation sur une base féministe qui permettrait aux étudiantes de gérer elles-mêmes leurs affaires. Contrairement à la FEUQ, l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) et des associations étudiantes locales ont développé au cours de leur histoire plusieurs revendications, positions, modes d’action et mesures féministes que des militantes s’acharnent à faire appliquer, non sans embûches.

D’ailleurs, plusieurs de ces femmes ont été confrontées personnellement à la répression politique, administrative et policière pour avoir osé rendre cette grève combative et démocratique. Et l’attitude des fédérations étudiantes à l’égard des actions de perturbations n’y est pas étrangère.[5] Lors des négociations avec le gouvernement au printemps dernier, les organisations nationales étudiantes ont joué la game en essayant à tout prix d’être reconnues comme interlocutrices crédibles et raisonnables auprès du gouvernement. Et pour y parvenir, il fallait dénoncer la supposée violence des grévistes comme l’a ouvertement expliqué Pier-André Bouchard St-Amant, ancien président de la FEUQ, dans une lettre Devoir adressée aux délégué-es du congrès de la CLASSE, Dénoncez la violence, venez négocier![6] Pour les femmes-féministes qui se sont activées tout au long de la grève, il s’agit hors de tout doute d’une attaque politique en règle. La dénonciation et la stigmatisation font partie intégrante du processus de répression, car elles apportent une caution à celle-ci. Comme l’ont écrit mes collègues du comité femmes GGI-UQAM, « il n’est en aucun cas pacifique de demeurer passifs ou passives face à la répression de cet État paternaliste »[7]. Il s’agit d’une des contradictions majeures auxquelles se heurtent les fédérations étudiantes : faire semblant de lutter contre l’État tout en prenant soin de ne pas briser une base de bonne entente équivaut à abandonner la lutte.

Et le résultat de ce jeu cruel, ce sont les femmes mêmes avec qui Martine partage son hommage qui en paient la note encore aujourd’hui. Plusieurs en auront pour des mois, certaines pour des années à soutenir la violence des conditions de libération qui leur sont imposées (couvre-feu, périmètre, interdiction d’être en présence de proches, etc.) ou à s’épuiser devant le long processus de contestation de contraventions injustifiées. Pourquoi ne pas plutôt rendre franchement hommage à ces femmes-là? N’est-ce pas assez prestigieux que d’avoir affronté la police matins et soirs pour améliorer leurs conditions d’existence ou d’avoir confronté leurs collègues de classe aux portes de l’école pour défendre le droit de grève? Ne sont-elles pas d’assez bons modèles féministes pour qu’on souligne sans équivoque le caractère exceptionnel de leur contribution au mouvement? Et pourquoi ne pas appuyer ouvertement du même coup la revendication étudiante du retrait des charges criminelles, pénales et institutionnelles liées au conflit étudiant ? Martine s’est d’ailleurs prononcé le 13 novembre 2012 contre l’abandon des poursuites judiciaires, se désolidarisant du même coup avec ses collègues étudiant-es.[8]

Bref, peut importe que Martine soit plus ou moins féministe et qu’elle soit sensible aux conditions d’existence des femmes étudiantes, la grève est le fruit d’un effort collectif. Mettre en valeur les efforts personnels de réalisation de soi d’une «leader» étudiante laisse de côté l’action collective de libération des femmes en prenant peu en compte le fondement économique et politique au sens large, de leurs oppressions spécifiques.

Camille Tremblay-Fournier



[1] http://www.relais-femmes.qc.ca/nouvelle/hommage-a-martine-desjardins

[2] Voir la Gazette des femmes sur cette question d’invisibilisation des militantes féministes étudiantes dans le cadre d’une grève : http://www.gazettedesfemmes.ca/4781/etudiantes-melez-vous-de-vos-affaires-mais-melez-vous-en/

[3] L’hommage de Relais-femmes n’est pas sans rappeler l’article de la Vie en Rose suite à la grève étudiante de 2005. L’ancienne présidente de la FECQ et secrétaire générale de la FAÉCUM, Julie Bouchard, signataire du manifeste de Lucien Bouchard pour une hausse sauvage des frais de scolarité, avait été nominée « grande femme de 2005 ».

[4] https://stopfecqfeuq.wordpress.com/desaffiliations/

[5] http://voir.ca/marc-andre-cyr/2012/03/07/greve-etudiante-la-tragedie-la-farce-et-la-feuq/

[6] http://www.ledevoir.com/societe/education/347784/greve-etudiante-denoncez-la-violence-venez-negocier

[7] Extrait tiré d’un zine Qui nous protège de la violence de l’État?, distribué dans le cadre d’une manifestation étudiante ce printemps.

[8] « L’amnistie pour les gens qui étaient dans des manifestations pacifiques, oui. Pour les autres, ben malheureusement, ils ont pris la décision de faire des actes de violence, de faire des actes passibles de poursuites criminelles, alors ils devront faire face à la musique », indique la présidente de la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ), Martine Desjardins, voir l’article complet http://www.radio-canada.ca/nouvelles/societe/2012/11/13/001-conflit-etudiant-demande-enquete-publique-operations-policieres.shtml

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